Chapitre 8.
À L’INVERSE DES PORTES DES MONDES qui nous permettent de traverser à plusieurs, celles à l'intérieur de Caelum n’autorisent le passage que d'une seule personne à la fois. Elles ne sont pas non plus désignées par un symbole sur une pierre, mais par une petite plaque encastrée dans le mur stipulant son numéro. La Cité Blanche en compte exactement 2577. Et pas de formule magique à proférer devant le mur en caressant la pierre. Il suffit d’appuyer sur la plaque et une porte bien réelle apparaît. Ensuite, il n’y a plus qu’à ouvrir cette porte et la traverser. Nous débouchons alors de l'autre côté, dans un autre endroit de Caelum.
Quant aux Portes des Mondes...
Je n'en connais qu'une pour l'instant : elle se trouve à une heure du Bosquet Sacré, dans
l'Entre-Deux, cachée dans une ruelle, et communique avec Dolceacqua. Je sais néanmoins qu'il en existe d'autres dans cette vaste étendue, beaucoup plus anciennes. Certaines plus du tout empruntées, car oubliées depuis des lunes. Ou tout bonnement condamnées.
Le plus grand nombre de ces Portes, s'ouvrant vers différentes villes du globe, se situe cependant dans la ville céleste. C'est de cette manière que les Protecteurs se rendent pour leurs missions n'importe où sur la Terre en un rien de temps.
Concernant les portes invisibles nous conduisant d’un lieu à l’autre dans Caelum...
À mes débuts à la Cité Blanche, et pour pouvoir me déplacer à mon aise lorsque je suis pressée et que je n'ai pas envie de marcher des milles[1] pour atteindre mon but, je me suis procuré l'indispensable Livret de Voyage indiquant les numéros des portes, leur nom, leur emplacement dans la rue, l'avenue, l'impasse, le chemin ou la place… auprès d'une des nombreuses agences de tourismes qui existent à Caelum. Et je ne sors jamais sans. Je le garde précieusement dans mon sac à main, prêt à l'emploi.
La porte invisible qui nous intéresse dans ce cas précis, celle qui va nous mener au plus près de la Grande Forge, figure à trois cents mètres du BCAG. Il s'agit de la porte 268. Elle se situe au 22, rue du Bois de plomb, entre La
Quintessence, une boutique d'apothicaire, et un café nommé, Le Moka.
Parvenus à sa hauteur, nous la franchissons, chacun notre tour, et jaillissons en un seul morceau à l'endroit désiré : une impasse parallèle à la GF : l'impasse des Amandiers.
— À partir d'ici, nous irons à pied, décrète Yumi en connaisseuse des lieux. La venelle dont il est question n'est pas très loin. À, à peine, cinq minutes de marche.
— Super ! Allons-y, alors ! fanfaronne Stefano comme à son habitude. Il me tarde de voir la tête de l'Ange sans scrupules et sans cœur qui a osé, autrefois, briser celui de ma grand-mère.
Je me tourne brusquement vers Stefano et m’exclame :
— Bien sûr ! Voilà pourquoi j’avais l’impression de connaître ce nom. Adam Crownfield est ton grand-père ! Comment ai-pu l’oublier ?
— Sauf qu'il n'a de grand-père que le titre, réplique mon cousin en faisant la grimace. Et encore ! C'est lui attribuer beaucoup trop d'importance à mon avis.
Nous arrivons dans les temps indiqués par Yumi devant le 4, rue du Jardin de Pierre. Une charmante maison avec une grande allée cailloutée nous y attend. Nous nous avançons jusqu'au seuil d'entrée, abrité par un auvent entièrement recouvert de lierre grimpant, et actionnons le carillon sur la porte.
— Bonjour. En quoi puis-je vous aider ? demande l'Ange à la longue chevelure noire qui ouvre le battant.
D'une beauté à couper le souffle, comme l’ensemble de ses concitoyens, il est de haute stature, mince, possède de larges yeux bruns intelligents qui rayonnent lorsqu'il sourit créant de plaisantes rides au coin de ses yeux, des traits d'une perfection infinie, et cette prestance, cette affabilité, qui caractérisent à différents degrés la plupart des Caelumiens.
— Bonjour ! je lance un peu trop chaleureuse apparemment au goût d'Angelo qui, des mitraillettes chargées dans les yeux, me met en joue du regard.
Puis, me ressaisissant, toujours très aimable, je prie l'Ange à la façon caelumienne :
— Nous souhaiterions voir Adam Crownfield, pouvez-vous nous annoncer à lui ?
— Vous l'avez devant vous, me répond ce dernier. C'est à quel sujet ?
Je m'étrangle presque en disant :
— C'est vous, Adam ?
J'avais oublié, l'espace d'un instant, que les Anges ne dépassaient pas la trentaine physiquement. Cet individu existe depuis plus de deux mille ans ! C'est donc légitime que je m'attende à me retrouver face à un vieux croulant (passez-moi l'expression) plutôt que face à un Apollon grec présentant, de plus, une légère ressemblance avec le beau Keanu Reeves, l'acteur qui incarne Néo dans le film Matrix. Même si je sais que les Caelumiens ne vieillissent plus vraiment à partir de la trentaine et que ce n'est pas le premier Ange à m'avouer son âge véritable, ça me laisse une fois de plus sans voix.
— Nous souhaiterions nous entretenir avec vous, Monsieur, enchaîne Massimo. Nous avons des questions à vous poser sur le Féroril, un matériau très ancien. Et sur cette Clef, lui montre mon beau-père n'y allant pas par quatre chemins.
Il brandit le précieux objet, que Yumi vient de lui céder, devant les yeux d’Adam.
— C'est vraiment d'une importance capitale, ajoute Angelo m'entourant les épaules de son bras et m'attirant à lui.
Un geste pareil ne ressemble en rien au Angelo que je connais. Ma moitié chercherait-elle par hasard à montrer à l’ancien Forgeron que je ne suis pas disponible ? Vraiment ridicule, si c’est ça !
Tour à tour, Adam nous dévisage, stoïque. Puis son regard s'arrête sur Stefano, qu'il détaille avec insistance.
— Je vous en prie, entrez ! nous convie-t-il enfin d'un ton grave et résigné.
Après de nécessaires présentations, nous suivons le beau "Keanu" à l'intérieur jusqu'à un magnifique salon où il nous propose, très cordial, de prendre place.
Depuis que nous avons posé un pied dans la maison, il ne cesse de toiser curieusement Stefano.
En les voyant côte à côte maintenant, hormis le fait que les cheveux de mon cousin sont courts et mal coiffés, contrairement à Adam qui porte les siens à mi-dos, je trouve la ressemblance frappante. Le teint de Stefano se révèle plus halé que celui de son aîné, et ses yeux légèrement plus en amande (cadeau de ses origines indiennes), mais ils possèdent tous deux les mêmes yeux sombres, le même nez droit, le même menton avec cette ravissante petite fossette au milieu, et la même chevelure raide, noire de jais. Peut-être l'Ange a-t-il lui aussi remarqué cette troublante similitude ?
Les mots sortent ainsi seuls de ma bouche ; je ne peux m'empêcher de demander :
— Alors vous avez deux mille cent dix-huit ans ?
— Exact ! répond-il tout sourire maintenant. Et cela fait plus de trois cents ans que je ne suis plus un Soldat actif. Enfin... Il m'est arrivé d'accepter ponctuellement des missions au cours de ma période d’inactivité. Que voulez-vous, on ne se refait pas ! Toutefois, rien de bien dangereux…
Les Anges peuvent, s'ils le désirent – le fameux libre-arbitre dont sont dotés les Humains, et qu'ils essaient d'appliquer de leur côté par moments dans leur quotidien – prendre leur retraite à peu près quand ça leur chante.
— Bien sûr, j'ai gardé les aptitudes que je possédais lorsque j’étais encore Forgeron, continue-t-il. Tel que me mouvoir dans l'espace à la vitesse de l'éclair... Cependant, je ne m'exerce pas autant qu’alors et je crains bien d'être quelque peu rouillé.
Je me surprends à boire chacune de ses paroles.
— Je n'ai quasiment plus travaillé le métal ou autre matériau depuis non plus, nous garantit-il. Comme je vous l'ai dit, je ne suis qu'un simple Soldat à la retraite qui s'est retiré de la circulation pour écrire ses mémoires et vivre en paix. Il y a très longtemps que je n'ai pas entendu parler de Féroril. Néanmoins, si je peux vous être d'une quelconque utilité alors soit !
— Que pouvez-vous nous dire là-dessus, dans ce cas ? questionne aussitôt Angelo prenant la perche qu'Adam vient de lancer.
— Vous en connaissez déjà beaucoup, ce me semble, non ? Mais peut-être ne savez-vous pas que les principales mines qui fournissaient quantité de ce minerai si précieux à exploiter ont été détruites lors d'un terrible tremblement de terre ? Il y a une éternité de cela. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on n'en trouve
plus de nos jours. Mes compatriotes n'ont pas eu le courage après la catastrophe de se mettre en quête d'autres filons, pourtant nombreux dans l'Entre-Deux, je suis certain.
Je fais la grimace et l'écoute poursuivre.
— À l'époque, pour atteindre ces mines, il fallait traverser l'Harmoril et aller direction : Nord-Est. Puis parcourir des milles et des milles au cœur de cette merveilleuse et imprévisible contrée.
— Il ne reste pas une seule de ces mines-là, vous êtes sûr ? demande Stefano.
— Non, mon garçon, pas une ! lui répond-il sur un ton un peu trop paternaliste au goût de mon cousin, (je le discerne parfaitement dans ses yeux). Mais comme je l’ai déjà dit, je suis sûr qu’il y en a d’autres quelque part ailleurs, encore à l’état brut.
Stefano, tendu comme la corde d’un arc, se contente de dévisager son grand-père. Adam continue ses explications sans prêter la moindre attention à l'impact de certains de ses mots sur l’humeur de son petit-fils.
— Néanmoins, il existe, quelque part dans la nature, divers objets fabriqués à partir de ce puissant matériau. Dont cette Clef. Et la porte qu'elle déverrouille, bien entendu. Car c'est le but de votre venue ici, non ? Afin que je vous parle de la Porte du Temps.
Nous nous regardons l'un après l'autre et acquiesçons d'un signe de tête, même si on n’a aucune fichue idée de quoi il parle au juste. C’est alors que le sosie de Keanu Reeves reprend :
— Je tiens d'abord à vous présenter mes plus plates excuses. Je crains de ne pas vous avoir révélé l'entière vérité à votre arrivée. J'ai feint la surprise en vous voyant sur le pas de ma porte, or, je savais déjà qui vous étiez : l’Élue et ses compagnons. Et la raison pour laquelle vous passiez me voir. J'avoue ne pas avoir été très honnête…
Je l’interroge, à la fois captivée par ses paroles et un peu contrariée aussi.
— Que sous-entendez-vous par là ?
— Ton ancêtre, Isabella Médicis, m'avait prévenu de votre visite, lâche-t-il le plus naturellement du monde, me fixant avec attention et attendant sans doute une réaction quelconque de ma part. Lorsqu'elle est venue me trouver ce jour-là pour quérir mon aide, elle était âgée d'une soixantaine d'années humaines. Ainsi, grâce à sa vision du futur, elle m'a confié à l'époque les desseins du Malin. Et le fait que, le moment opportun, je devrais vous épauler dans votre quête.
— Mon ancêtre avait des visions ? De... l'avenir, vous dites ? (Je ne retiens que ce point du récit à cet instant.) Le saviez-vous, Massimo ?
— Non. Je l'ignorais, réplique l'intéressé, autant ahuri que moi.
— Apparemment, elles lui survenaient de façon brutale, poursuit Adam. En un claquement de doigts.
Il joint le geste à la parole et claque ses doigts devant nos visages en un geste théâtral.
Voilà un autre point commun qu'il partage avec son petit-fils je ne peux m'empêcher de remarquer : l'art du spectacle !
— Tout comme vous êtes venus me voir aujourd'hui, Isabella l'a fait à l'époque. Avec, comme vous, une multitude de questions à propos du Féroril, qui possède, et cela vous l'ignorez, car bien peu d'entre nous le savent, des particularités plus poussées que celle d'être invincible.
Allons, bon !
Je retourne plusieurs fois ma langue dans ma bouche pour ne pas demander de quoi il est question, et écoute l’Ange avec grande attention, pressée d'entendre le fin mot de l'histoire.
— Il y a plus de mille ans, mon grand-père, Jacob Crownfield, découvrit, avec l'aide d'un ami scientifique du nom de Caleb Milbois – et après avoir pratiqué différentes recherches à son sujet – la véritable nature du Féroril. Ses pouvoirs magiques. Aussi, le jour où une faille de l'espace-temps fut décelée à Caelum, il eut l'idée folle de tenter une expérience : se servir du Féroril pour construire une porte sensée permettre à qui la franchirait de voyager dans le Temps. Mon grand-père était à la fois Érudit, Civil et Forgeron...
— Oui. Nous sommes au courant de sa particularité, l'informe Angelo avant qu'il ne s'engage dans le panégyrique de, feu, son grand-père.
— Le passé, le futur, Jacob en avait toujours rêvé ! poursuit l'Ange. Ainsi, il érigea la plus belle des portes. Juste à l'emplacement de la brèche. Et la baptisa la Porte du Temps. Avant de quitter ce monde, il me fit promettre de garder le secret sur cette Porte unique et m'en confia la Clef. Devenant à mon tour, le gardien de l'une et de l'autre...
— Cette affaire est vraiment incroyable ! s'exclame Massimo, pantois. Et dire que je n'ai jamais eu vent de son existence ! Ni des visions d'Isabella !
Je détecte dans sa voix une once de déception, et d’irritation aussi. Notre cher Massimo est-il jaloux que mon ancêtre se soit confessée à un étranger, plutôt qu'à l'Ange qu'elle a aimé avec passion ? Et pas n'importe quel étranger en plus : celui qui, plus tard, fricoterait avec une de ses descendantes : Elena. Elena, la femme qui allait engendrer l'enfant qui donnerait naissance à l'un des plus grands sorciers de tous les temps. Car, Stefano détient ses fantastiques pouvoirs grâce au fait qu'il compte et la première Élue et un Ange pour ascendants. Fait incontestable !
Est-ce une simple coïncidence que ce même Ange soit le petit-fils de celui qui a créé la Porte du Temps ? Celui qui, après la mort de son grand-père, en est devenu son défenseur ? Tout est-il programmé à l'avance en réalité ? Je ne sais qu'en penser.
— Eh bien, répond Adam à Massimo, vous n'en avez jamais rien su parce que le but d'Isabella consistait à cacher l'existence de cette Porte jusqu'au moment opportun. Lorsqu'elle vint me visiter pour me faire part de sa vision du futur et de ce qui se produirait si nous n'entreprenions rien pour y remédier, je lui remis la Clef du Temps. J'avais eu affaire à l’Unique une ou deux fois avant cette histoire. Surtout, je connaissais sa réputation et lui faisais une totale confiance. Ainsi, je lui suggérai de mettre la précieuse Clef à l'abri des regards et d'imaginer un moyen judicieux de vous la transmettre en temps voulu si sa prédiction se révélait exacte. Elle eut alors l'idée du livre...
— Pourtant, les lettres gravées sur la couverture ne sont pas I.M mais, G.M, je l’interromps soudain. On a même cru que l'un des enfants d'Alessandro pouvait en être l'auteur. Jamais on n'aurait pensé qu'il s'agissait d'Isabella en personne.
— Certes. Elle apposa ces initiales en particulier, qui s'avèrent également les siennes, pour que personne ne fasse d'emblée la relation. Ne savais-tu pas, Victoire, que le deuxième prénom de ton aïeule était Giulietta ?
— Non, en effet, je n’étais pas au courant.
— Elle fabriqua donc ce livre factice, poursuit Keanu, y plaça l'objet et le cacha dans le manoir. Et ni elle ni moi n'en reparlâmes plus. Mais c'était sans compter sur les oreilles et les yeux indiscrets qui traînaient autour de nous, lorsque nous nous rencontrions en cachette. Car des fuites en découlèrent. Donnant naissance à diverses légendes, pour la plupart des plus incohérentes à mon humble avis.
Son récit, des plus surréalistes, ne nous empêche pas d’être tous pendus aux lèvres de celui qui, nous le savons à présent, renferme le secret du Voyage dans le Temps. Et grâce auquel nous allons d'ici peu, nous l'espérons, remonter dans le passé et rendre visite à Alessandro, mon ancêtre. Notre ancêtre, à Stefano et à moi.
Nous pouvons sauver notre peau. Encore faut-il que la fameuse Porte du Temps soit toujours en état de fonctionnement. Et que nous sachions, si tel est le cas, quoi faire en débarquant dans le passé. Comment allons-nous nous y prendre ?
Voilà les questions qui nous trottent à l'esprit lorsque notre petit groupe met le cap sur le centre-ville de Caelum.
[1] Milles est l’unité de mesure qu’utilisent les Caelumiens. Elle égale nos kilomètres.
À suivre...
Merci d'avoir lu cet extrait de la série Les Deux Royaumes 2 jusqu'au bout. N'hésitez pas à mettre des étoiles, un commentaire, ou les deux, s'il vous a plu !
Bien à vous,
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